Le docteur qui n’aimait pas les lapins

CHÂTEAU DE MAILLEBOIS. Ce dĂ©cor paisible a Ă©tĂ© le point de dĂ©part de l’épizootie de myxomatose qui a dĂ©cimĂ© les lapins dans toute l’Europe au XXe siĂšcle. P. Chareyron

On appelle Ă©pizootie une Ă©pidĂ©mie qui touche les animaux et n’affecte pas les humains. L’une d’elles, spectaculaire et fulgurante, est nĂ©e au milieu du siĂšcle dernier dans un chĂąteau d’Eure-et-Loir dont le propriĂ©taire voulait dĂ©barrasser son parc des lapins qui y prolifĂ©raient.Martine Pesez

Il paraĂźt que dans le domaine de Maillebois, les lapins de garenne se « suicident Â» ! VoilĂ  ce qu’on chuchote en cet Ă©tĂ© de 1952. Un mal trĂšs Ă©trange est en train de se rĂ©pandre dans les terriers. « Sans que l’on sache pourquoi, les lapins ont la tĂȘte enflĂ©e, ils paraissent sourds et aveugles et ils se jettent Ă  la riviĂšre Â», constatent en septembre les services forestiers. À cette date, on trouve des animaux malades jusqu’au sud d’OrlĂ©ans. Certains croient qu’ils sont atteints d’une forme de syphilis, en raison de leur « sexualitĂ© prononcĂ©e Â» !

Finalement, en Ă©tudiant un cadavre de lapin retrouvĂ© en octobre dans la forĂȘt de Rambouillet, les microbiologistes de l’Institut Pasteur identifient le mal. Et se grattent la tĂȘte. Comment diable la myxomatose, dĂ©couverte en AmĂ©rique latine en 1898, est-elle donc arrivĂ©e en France, et plus spĂ©cifiquement en Eure-et-Loir ?

La rĂ©ponse vient le 24 juin 1953, d’une communication du docteur Armand-Delille Ă  l’AcadĂ©mie d’Agriculture, intitulĂ©eUne mĂ©thode nouvelle permettant Ă  l’agriculture de lutter efficacement contre la pullulation du lapin .

NĂ© en 1874, Paul Armand-Delille est spĂ©cialiste des maladies infantiles et de la tuberculose. Ancien vice-prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© de biologie, membre de l’AcadĂ©mie de mĂ©decine, il a Ă©tĂ© fait commandeur de la LĂ©gion d’honneur pour ses travaux sur le paludisme pendant la PremiĂšre Guerre mondiale. Ayant pris sa retraite Ă  Maillebois, il se retrouve engagĂ© avec son fils Lionel, exploitant agricole, dans une lutte acharnĂ©e contre les lapins de garenne qui dĂ©vastent cultures et plantations.

IntĂ©ressĂ© par les essais menĂ©s en Australie avec la myxomatose, le docteur Armand-Delille dĂ©cide de tenter l’expĂ©rience et se fait tout simplement envoyer le virus par le Centre de collection des types microbiens, Ă  Lausanne (Suisse). Le 2 juin 1952, il l’inocule Ă  deux spĂ©cimens qu’il libĂšre ensuite dans le parc du chĂąteau. Six semaines plus tard, 90 % des lapins qui infestaient la propriĂ©tĂ© sont morts.

« On voyait des dizaines et des dizaines de cadavres de lapins descendre la riviĂšre Â», se souvient Georgette Gendron, une ancienne agricultrice de Maillebois.

La maladie se rĂ©pand Ă  travers l’Europe comme une traĂźnĂ©e de poudre.

Lors des essais rĂ©alisĂ©s prĂ©cĂ©demment, hors de France, l’épizootie s’est montrĂ©e modeste, voire difficile Ă  installer. Cette fois, c’est tout le contraire. Loin de rester confinĂ©e dans le domaine, pourtant bien clos, du docteur Armand-Delille, elle se rĂ©pand comme une traĂźnĂ©e de poudre.

Fin 1953, toute la France mĂ©tropolitaine est dĂ©clarĂ©e contaminĂ©e ; en octobre de cette mĂȘme annĂ©e, le virus est retrouvĂ© en Angleterre. Il gagne l’Italie et l’Espagne en 1955-1956 et Ă  la fin des annĂ©es 1950, l’ensemble de l’Europe est touchĂ©. On estime qu’entre 1952 et 1955, 90 Ă  98 % des lapins sauvages sont morts de la myxomatose en France.

Chasseurs, Ă©leveurs, fourreurs, armuriers mĂȘme vouent le Dr Armand-Delille aux gĂ©monies. « La famille a reçu des menaces. Les grilles du chĂąteau ont mĂȘme dĂ» ĂȘtre fermĂ©es Â», rapporte Bernard Blaise, artiste, installĂ© dans une dĂ©pendance du chĂąteau. À l’inverse, les agriculteurs sont aux anges, car « les lapins dĂ©voraient tout, poursuit Georgette Gendron. Je me souviens mĂȘme que les gens faisaient des cadeaux au docteur Delille pour le remercier. Â»

Si de nos jours, le fait de faire naĂźtre ou de contribuer volontairement Ă  rĂ©pandre une Ă©pizootie est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 75.000 â‚Ź, ce n’était pas le cas alors. Le Dr Armand-Delille sera simplement condamnĂ© Ă  payer 5.000 francs au propriĂ©taire d’un parc, la cour ayant considĂ©rĂ© que le prĂ©judice subi, liĂ© Ă  une activitĂ© cynĂ©gĂ©tique, se trouvait « trĂšs largement attĂ©nuĂ© par les avantages qui ont Ă©tĂ© la consĂ©quence de la disparition de ces animaux reconnus “nuisibles” en Eure-et-Loir. Â»

La myxomatose a fait du paradis des lapins un lieu de désolation.

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