Collection d’insectes. Shutterstock

Romain Garrouste, MusĂ©um national d’histoire naturelle (MNHN)

À l’occasion de la pandĂ©mie de Covid-19, les citoyens ont vu ces derniers mois la science « en train de se faire » ; beaucoup auront dĂ©couvert Ă  cette occasion le systĂšme des publications scientifiques. Au cƓur des sciences (puisqu’elle contribue au processus d’évaluation des Ă©tudes), l’édition scientifique gĂ©nĂšre son lot de polĂ©miques, comme celles qui entourent les travaux de Didier Raoult et de son Ă©quipe sur l’hydroxychloroquine.

Parmi les disciplines scientifiques soumises Ă  l’épreuve de la publication, la taxonomie joue un rĂŽle essentiel, dĂ©crivant la biodiversitĂ© afin de mieux comprendre notre planĂšte. Elle met ainsi Ă  jour de façon continue le grand inventaire du vivant sous forme de catĂ©gories organisĂ©es et hiĂ©rarchisĂ©es, cherchant les relations de parentĂ© entre elles.

Cette matiĂšre concerne donc aussi bien les mammifĂšres, les insectes et les plantes que les bactĂ©ries – sur lesquelles portent notamment les travaux de Didier Raoult. La taxonomie est toutefois rĂ©guliĂšrement nĂ©gligĂ©e, voire dĂ©nigrĂ©e. Plus exactement, elle se trouve inĂ©galement traitĂ©e.

Et l’une des critiques adressĂ©es au professeur Raoult et son Ă©quipe a retenu mon attention de taxonomiste.

Les 1 741 articles de Didier Raoult

Un article rĂ©cent de Mediapart a rendu compte de l’évaluation de l’équipe de l’IHU – MĂ©diterranĂ©e Infection (que dirige le professeur Raoult) par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supĂ©rieur (HCERES).

Dans ce texte détaillé, une phrase a donc retenu mon attention. Elle porte sur la multiplication des (petites) publications de taxonomie des bactéries (description de nouvelles espÚces) dans des revues pas forcément réputées, « à la maniÚre du collectionneur de timbres » :

« Les Ă©valuateurs regrettent que la prioritĂ© soit donnĂ©e au « volume de publications plutĂŽt qu’à leur qualitĂ© ». Si l’unitĂ© du professeur Raoult a Ă©tĂ© Ă  l’origine de plus de 2 000 publications entre 2011 et 2016, « seules 4 % d’entre elles l’étaient dans des revues de haut impact international », prĂ©cisent-ils. [
] Concernant « Microbiota », l’équipe de Didier Raoult, les scientifiques remarquent que l’approche qui consiste Ă  dĂ©couvrir systĂ©matiquement de nouvelles bactĂ©ries n’est pas suivie des analyses nĂ©cessaires. Selon eux, cette « compilation de nouvelles bactĂ©ries » – comme « on collectionne les timbres », persiflent les Ă©valuateurs – donne certes lieu Ă  un volume important de publications, mais sans plus d’avancĂ©es pour la connaissance scientifique et mĂ©dicale. »

En tant que taxonomiste, cette formulation m’a fait sourire, sans toutefois me surprendre, tant elle reflĂšte une opinion majoritairement rĂ©pandue dans nos instances scientifiques chargĂ©es d’assurer l’évaluation des recherches.

Si l’on se penche sur le registre des publications du professeur Raoult (via le site Researchgate), on peut en effet ĂȘtre surpris par le nombre de publications et de citations, hors norme : 1 740 articles, 66 964 citations (au 22 juin 2020). Le site Google Scholar lui donne pour sa part 155 000 citations, car il semble intĂ©grer les derniers articles sur le Covid-19 de l’équipe.

Nombre de ces publications concernent des descriptions de nouvelles bactĂ©ries ou virus, dont les fameux virus « gĂ©ants ». Chaque publication constitue un acte nomenclatural : avec la crĂ©ation d’un nom et la publication de la sĂ©quence d’acide nuclĂ©ique « code barre » dans une base de donnĂ©es accessible Ă  tous.

Certains s’amuseront sans doute des noms choisis pour ces actes taxonomiques, Ă  cause de leurs rĂ©fĂ©rences marseillaises ou locales (on pense aux bactĂ©ries Collinsella bouchesdurhonensis et Parabacteroides timonensis par exemple). C’est l’une des libertĂ©s permises par cette pratique, qui n’entache en rien la rigueur scientifique.

Les petites bĂȘtes Ă  l’ombre des grosses

Mais lorsque les organismes dĂ©crits ne sont pas « extraordinaires », ce qui est trĂšs frĂ©quent, publier des dĂ©couvertes taxonomiques dans des revues de renom se rĂ©vĂšle ardu. Celles-ci ne s’ouvrent qu’aux taxons remarquables : un nouvel oiseau ou un mammifĂšre dans une Ăźle perdue fera certainement un bel article au sein d’une revue renommĂ©e. À l’inverse, un nouvel insecte, mĂȘme sous nos pieds, ne fera l’objet que d’une petite description dans une revue d’amateurs ou de sociĂ©tĂ© savante, sauf s’il possĂšde une caractĂ©ristique unique.

Leur intĂ©rĂȘt biologique intrinsĂšque est pourtant le mĂȘme : c’est pour cela qu’on l’on parle de « biais taxonomique ». Dans le cas des bactĂ©ries, ce biais semble s’exerce par rapport Ă  la pathogĂ©nicitĂ©, c’est-Ă -dire Ă  la capacitĂ© Ă  provoquer une maladie : la dĂ©couverte d’une bactĂ©rie non pathogĂšne ou remarquable ne sera pas publiĂ©e dans une grande revue.

Il est pourtant essentiel de publier dĂšs que possible une dĂ©couverte, quelle qu’elle soit. Établir un taxon, trouver ses relations de parentĂ© (ce qu’on appelle la « position phylogĂ©nĂ©tique »), le placer dans l’arbre du vivant, constitue l’acte fondateur pour l’étudier et apprĂ©hender sa place dans son Ă©cosystĂšme (comme, par exemple, celle d’une bactĂ©rie dans notre systĂšme digestif).

Lorsqu’un organisme inconnu est dĂ©couvert, connaĂźtre sa position phylogĂ©nĂ©tique permet de dĂ©duire une grande partie de ses propriĂ©tĂ©s biologiques. C’est tout aussi essentiel pour les pathogĂšnes.

Quand la mĂ©decine redĂ©couvre l’environnement

Pour comprendre les organismes avec lesquels nous sommes en interactions négatives (agents pathogÚnes, espÚces venimeuses ou néfastes à nos cultures, etc.), il est essentiel de comprendre leur environnement (et donc le nÎtre).

Comprendre la taxonomie, c’est le premier pas pour comprendre l’environnement et donc l’écologie des espĂšces qu’elles soient pathogĂšnes ou vecteurs, ou les relations avec leurs hĂŽtes pour des symbiotes ou des parasites

Nous voulons lutter contre les punaises de lit, comprendre notre tube digestif
 mais connaĂźt-on l’écologie des organismes qui habitent une maison, selon son climat, son environnement proche et le mode de vie des habitants ?

Un exemple auquel j’ai Ă©tĂ© confrontĂ© concerne l’émergence de la maladie de Chagas, en Amazonie et en Guyane française au dĂ©but des annĂ©es 2000. Transmise par des punaises hĂ©matophages (bien plus grosses que les punaises des lits), cette affection particuliĂšre (zoonose parasitaire pouvant ĂȘtre mortelle Ă  plus ou moins long terme) avait dĂ©frayĂ© la chronique par des cas foudroyants.

Panstrongylus geniculatus. Les triatomes sont de grosses punaises hématophages vecteurs de la maladie de Chagas. Romain Garrouste/MNHN, CC BY-NC-ND

C’est bien l’implantation d’habitats humains et de populations non prĂ©parĂ©es Ă  vivre dans de telles zones qui se trouvait au cƓur de cette problĂ©matique. La mĂȘme explication a Ă©tĂ© fournie pour des cas particuliers de toxoplasmose peu habituels (consommation de viande mal cuite), cette maladie des chats et des fĂ©lins.

De mĂȘme, la consommation non habituelle d’animaux sauvages ainsi que l’ensemble des mĂ©connaissances culturelles et biologiques, permettant des erreurs d’apprĂ©ciations sur les relations entre environnement et pathogĂšnes, sont au cƓur de beaucoup de nos problĂšmes ; la pandĂ©mie de Covid-19 est constitue une expression terrible.

Les exemples sont nombreux : nous ne connaissons pas bien les Ă©cosystĂšmes et les espĂšces qui les constituent et voulons les rĂ©guler Ă  notre profit, sans mĂȘme savoir comment il sont composĂ©s et comment ils fonctionnent vraiment.

Renaissance de la taxonomie ?

On peut se demander combien de projets de recherches relatifs à la taxonomie sont soutenus financiùrement par les instances de la recherche française et mondiale. En France, probablement aucun
 C’est pourtant le fondement de la biologie.

Le scientifique amĂ©ricain Quentin Wheeler a publiĂ© rĂ©cemment un appel pour la renaissance de cette discipline qu’il rĂ©sume ainsi :

« L’extinction rapide des espĂšces signifie qu’il reste un temps limitĂ© pour revitaliser la taxonomie et explorer la diversitĂ© des espĂšces de notre planĂšte. Trois actions ont le potentiel de dĂ©clencher une renaissance de la taxonomie : (1) clarifier ce qu’est la taxonomie, en mettant l’accent sur ses avancĂ©es thĂ©oriques et son statut de science fondamentale rigoureuse, indĂ©pendante et nĂ©cessaire ; (2) donner aux taxonomistes le mandat d’organiser et de complĂ©ter l’inventaire des espĂšces et les ressources nĂ©cessaires pour moderniser les infrastructures de recherche et de collection ; (3) collaborer avec des scientifiques de l’information, des ingĂ©nieurs et des entrepreneurs pour inspirer la crĂ©ation d’un avenir durable grĂące Ă  la bio-inspiration. »

Puisse-t-il ĂȘtre entendu par le plus grand nombre de nos Ă©valuateurs scientifiques et les tutelles de la recherche !

Remettons la taxonomie Ă  sa place, celle d’une activitĂ© scientifique essentielle Ă  a comprĂ©hension de nos Ă©cosystĂšmes et des holobiontes que nous sommes.

Romain Garrouste, Chercheur Ă  l’Institut de systĂ©matique, Ă©volution, biodiversitĂ© (UMR 7205 MNHN-CNRS-Sorbonne Univ.-EPHE-Univ. Antilles), MusĂ©um national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republiĂ© Ă  partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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