Laure de Biasi est ingĂ©nieure en agronomie, diplĂŽmĂ©e de l’École nationale supĂ©rieure des sciences agronomiques de Bordeaux. Elle est chargĂ©e d’études au sein du dĂ©partement Environnement urbain et rural de L’Institut. Ses travaux portent sur les espaces ouverts, l’agriculture et l’alimentation durable et, plus particuliĂšrement ces derniĂšres annĂ©es, sur les filiĂšres alimentaires courtes de proximitĂ© et les diffĂ©rentes formes d’agricultures urbaines (jardins collectifs, microfermes, fermes urbaines
). Elle accompagne les politiques publiques agricoles et alimentaires aux cĂŽtĂ©s de partenaires rĂ©gionaux (Conseil rĂ©gional d’Île-de-France, Terre de saveurs, Driaaf) et a participĂ© en 2019 Ă  la dĂ©finition de la stratĂ©gie alimentaire de la RĂ©gion Île-de-France.

Du champ Ă  l’assiette, notre systĂšme alimentaire tremble. La crise du Covid-19 en exacerbe les dysfonctionnements et les inĂ©galitĂ©s, mais elle fait aussi ressortir des initiatives positives et de la solidaritĂ©. Cette crise sera-t-elle l’occasion de repenser notre agriculture et notre alimentation ?

Face Ă  la crise du Covid-19 et Ă  l’annonce du confinement, l’attitude des consommateurs et la rĂ©silience du systĂšme alimentaire ont Ă©tĂ© scrutĂ©es de prĂšs. Certains produits, comme les pĂątes, le riz, la farine, les surgelĂ©s, ont d’abord Ă©tĂ© pris d’assaut de peur d’une pĂ©nurie et d’un confinement strict. Au final, ce n’est pas la production qui a fait dĂ©faut mais les bras pour sortir les rĂ©coltes des champs, relayĂ©es par les tensions pour acheminer les produits, mettre en rayon, vendre. Les restaurants ont Ă©tĂ© contraints de fermer et de dĂ©truire ou donner leurs stocks. Les circuits se sont rĂ©organisĂ©s, faisant la part belle aux circuits courts et Ă  la proximitĂ©. Les plateformes de commandes en ligne, drives et livraisons Ă  domicile, ont explosĂ©. La logistique a Ă©tĂ© soumise Ă  rude Ă©preuve.

Pas toujours simple de s’y retrouver. On peut s’interroger notamment sur la stratĂ©gie mise en place par l’État :

  • fermer puis rouvrir les marchĂ©s alimentaires ;
  • dĂ©clarer « qu’il est des biens et des services qui doivent ĂȘtre placĂ©s en dehors des lois du marchĂ©. DĂ©lĂ©guer notre alimentation [
] Ă  d’autres est une folie1 » et encourager tous les acteurs Ă  privilĂ©gier les produits français alors qu’il y a quelques mois, la France dĂ©fendait les accords du CETA, alors qu’en pleine crise, Ă©taient fermĂ©s ou interdits les lieux et moyens favorisant l’autosubsistance : jardins familiaux, cueillettes, plants potagers non considĂ©rĂ©s comme des achats de premiĂšre nĂ©cessité  avant que ces dĂ©cisions ne soient finalement revues en ordre dispersĂ© ;
  • plĂ©bisciter les tomates hors sol cultivĂ©es sous serre chauffĂ©e alors que les scientifiques Ă©voquent de plus en plus le lien entre la multiplication des virus et le recul de la biodiversitĂ©.

N’était-ce pas l’occasion de soutenir les modĂšles agricoles plus respectueux des hommes et de l’environnement ?

L’Île-de-France, Ă  la fois mĂ©tropole densĂ©ment peuplĂ©e, urbanisĂ©e, touchĂ©e de plein fouet par la pandĂ©mie mais aussi grande rĂ©gion agricole et alimentaire cristallise ces enjeux.
Cette crise agit comme un rĂ©vĂ©lateur des dysfonctionnements de notre systĂšme agro-alimentaire, et de ses non-sens sociaux, environnementaux, et Ă©conomiques Ă  terme. A contrario, elle agit aussi comme un rĂ©vĂ©lateur des Ă©nergies, des initiatives, des tendances dĂ©jĂ  Ă©mergentes pour reprendre la main, comprendre, agir et changer de cap.
Il est encore bien tĂŽt pour dessiner le paysage alimentaire de demain mais des pistes de rĂ©flexion peuvent ĂȘtre esquissĂ©es.

La crise souligne les dysfonctionnements de notre systĂšme alimentaire

La prise de conscience de la non-durabilitĂ© de notre systĂšme alimentaire n’est pas nouvelle. De plus en plus de consommateurs ont, au fil des annĂ©es, l’impression de ne plus connaĂźtre, ni maĂźtriser, ce systĂšme. Un sentiment de dĂ©fiance s‘est peu Ă  peu installĂ©, largement relayĂ© par les mĂ©dias. La crise actuelle a mis en exergue les craintes et interrogations des consommateurs.

Une profonde déconnexion ville-campagne

Cette dĂ©fiance face au systĂšme alimentaire repose avant tout sur une profonde dĂ©connexion entre la ville et l’agriculture. AprĂšs avoir grandi ensemble et s’ĂȘtre nourries l’une de l’autre, la ville et l’agriculture se sont peu Ă  peu tournĂ©es le dos. Si initialement les villes se sont implantĂ©es sur les plaines les plus fertiles pour nourrir leur population, elles sont allĂ©es chercher toujours plus loin les produits nĂ©cessaires Ă  leur approvisionnement. Inversement, l’agriculture s’est de plus en plus mondialisĂ©e et spĂ©cialisĂ©e, entraĂźnant une rupture gĂ©ographique entre elles et leur hinterland nourricier. Ce fait n’est pas seulement une question de distance, il est aussi relationnel et Ă©conomique : agriculteurs et consommateurs ne se connaissent plus, dĂ©sormais sĂ©parĂ©s par de nombreux intermĂ©diaires (transformateurs, distributeurs, transporteurs
). Cela entame la confiance et nuit Ă  la construction de justes prix. S’ajoute, enfin, une dĂ©connexion politique, celle oĂč les consommateurs n’ont plus la main sur leur alimentation, oĂč ils se sentent dessaisis de cet acte pourtant quotidien et vital.

Mondialisation et faible autonomie alimentaire

Ces dĂ©connexions interviennent dans un contexte de crises mondiales successives : crises Ă©conomiques, sociales, environnementales, climatiques
 et aujourd’hui sanitaire. L’alimentation, sujet transversal Ă  la croisĂ©e de tous ces enjeux, est directement impactĂ©e.
En attestent les scandales alimentaires à répétition de ces derniÚres décennies, liés à des problÚmes sanitaires (poulet à la dioxine, vache folle, Escherichia coli dans des graines germées bio
) ou à des fraudes (lasagnes à la viande de cheval
).
En atteste aussi la crise des prix alimentaires et les Ă©meutes de la faim en 2008 dans de nombreux pays en voie de dĂ©veloppement. La mĂȘme annĂ©e, en Île-de-France, rĂ©gion la plus riche de France, le BaromĂštre nutrition santĂ© rĂ©vĂ©lait que 3,4 % de ses habitants Ă©taient en situation d’insĂ©curitĂ© alimentaire contre 3 % dans le reste de la France.

D’aprĂšs un rapport de l’ONU, publiĂ© le 21 avril 2020, 135 millions de personnes dans le monde souffraient de la faim en 2019, chiffre que la crise actuelle risque de doubler, portant potentiellement Ă  260 millions le nombre de personnes en insĂ©curitĂ© alimentaire aiguĂ« si des mesures ne sont pas prises trĂšs rapidement2.
La crise actuelle souligne de maniĂšre encore plus prĂ©gnante, s’il en Ă©tait besoin, les dysfonctionnements et les inĂ©galitĂ©s de ce systĂšme mondialisĂ©.
La fermeture des frontiĂšres, les difficultĂ©s Ă  circuler et Ă  rĂ©organiser l’acheminement des produits, la limitation des exportations mettent sur le devant de la scĂšne notre dĂ©pendance accrue Ă  la mondialisation pour nos approvisionnements alimentaires, pour l’alimentation animale, reposant sur le soja d’AmĂ©rique du Sud, pour la main-d’Ɠuvre agricole saisonniĂšre et bien sĂ»r pour les importations de pĂ©trole servant de carburant aux tracteurs, aux camions mais aussi Ă  la fabrication de plastiques, notamment pour les emballages, et d’engrais chimiques.
Ces difficultĂ©s mettent Ă©galement en exergue la trĂšs faible autonomie alimentaire des grandes mĂ©tropoles. En cas de rupture d’approvisionnement, Paris ne disposerait que de trois jours d’autonomie selon l’Ademe, et une Ă©tude, publiĂ©e en 2017, estime que la capitale ne serait autosuffisante qu’à hauteur de 1,27 %3.

Nourrir l’Île-de-France : du champ Ă  l’assiette, un systĂšme complexe et dĂ©connectĂ©

Pour nourrir l’Île-de-France, les besoins sont Ă©normes. Chaque annĂ©e, il faut fournir 9 millions de tonnes d’aliments dont un milliard de baguettes, 880 000 tonnes de fruits et lĂ©gumes ! Chaque jour, ce sont 12,1 millions de bouches qu’il faut nourrir : habitants, touristes, travailleurs
 par l’intermĂ©diaire de 23 000 commerces de bouche, 25 000 restaurants, 16 500 lieux de prĂ©paration et de consommation de repas en restauration collective, des 1 200 entreprises du MIN de Rungis, premier marchĂ© alimentaire de gros au monde.
Pour rĂ©pondre Ă  cette demande, l’Île-de-France ne dispose sur son territoire que de 5 000 exploitations.
Notre systĂšme alimentaire est dĂ©sĂ©quilibrĂ©, marquĂ© par la dĂ©mesure entre la taille du bassin de consommation et le nombre d’agriculteurs, d’une part, et, d’autre part, par le manque de liens directs entre les acteurs de la production, de la transformation, de la distribution et du transport.
Or, on voit bien Ă  travers cette crise que, du champ Ă  l’assiette, tous les acteurs sont interdĂ©pendants. Avoir un systĂšme alimentaire rĂ©silient et durable, c’est avoir des maillons solides et des liens forts entre eux.
Ce constat est Ă  relativiser selon les filiĂšres : notre production de blĂ© et de salade couvre, par exemple, largement nos besoins. En revanche, elle est infĂ©rieure Ă  10 % de nos besoins en fruits et lĂ©gumes, autour de 1 % pour la viande et le lait
 Toutefois, une Ă©tude rĂ©alisĂ©e par le CNRS4 montre qu’au XVIIIe siĂšcle dĂ©jĂ , la rĂ©gion n’était pas autosuffisante. Les produits venaient en moyenne de 150 km Ă  la ronde contre 660 km aujourd’hui. En deux siĂšcles, la population a Ă©tĂ© multipliĂ©e par vingt alors que la distance d’approvisionnement n’a Ă©tĂ© multipliĂ©e que par quatre.
Il en rĂ©sulte que si l’autosuffisance n’est pas atteignable, ni en quantitĂ©, ni en diversitĂ©, les marges de progrĂšs sont Ă©normes, et les diverses voies pour aller en ce sens sont Ă  encourager : circuits courts, agriculture urbaine, autoproduction

Pour assurer nos approvisionnements, il faut rechercher la durabilitĂ© des autres circuits et renforcer les coopĂ©rations entre territoires Ă  diffĂ©rentes Ă©chelles : entre territoires urbains et ruraux au sein de l’Île-de-France et du Bassin parisien, entre l’Île-de-France et les autres rĂ©gions de France, entre la France et les autres pays, particuliĂšrement en Europe et au cƓur du bassin mĂ©diterranĂ©en.

Entre quĂȘte de sens et envie d’agir, cette crise est aussi le catalyseur d’initiatives et de changements de pratiques

LĂ  encore, les tendances exacerbĂ©es par la crise du Covid-19 Ă©taient pour la plupart dĂ©jĂ  Ă  l’Ɠuvre. Les scandales alimentaires et la montĂ©e des prĂ©occupations environnementales ont favorisĂ© une prise de conscience : le consommateur cherche Ă  retrouver du sens, Ă  se rapprocher de la nature, Ă  prĂ©server sa santĂ© et la planĂšte. Il veut reprendre le contrĂŽle de son alimentation. Autre grande tendance, l’alimentation connectĂ©e avec le recours au numĂ©rique pour faire ses achats alimentaires. Loin d’ĂȘtre antinomiques, ces tendances peuvent se combiner.

Le Bio, les circuits courts et l’alimentation connectĂ©e : des tendances Ă©mergentes boostĂ©es par la crise

Parmi les tendances de fond, l’essor du Bio est l’une des plus marquantes. Neuf Français sur dix dĂ©clarent avoir consommĂ© des produits bio en 2019 et prĂšs des trois quarts en consomment rĂ©guliĂšrement (au moins une fois par mois). En Île-de-France, cette consommation rĂ©guliĂšre concerne mĂȘme 77 % des Franciliens, 14 % en consommant tous les jours (d’aprĂšs l’Agence Bio). Depuis le dĂ©but de la crise du Covid-19, la vente de produits bio connaĂźt une forte progression. En grande distribution, une augmentation de 63 % des ventes est mĂȘme enregistrĂ©e mi-mars par rapport Ă  la mĂȘme semaine l’an dernier (dĂ©passant de treize points celle des produits conventionnels d’aprĂšs l’Institut Nielsen en avril 2020).

Les produits en circuits courts et de proximitĂ© ont aussi le vent en poupe. Ils reprĂ©sentaient 8 % de la consommation alimentaire française avant la crise et Ă©taient de plus en plus plĂ©biscitĂ©s par les consommateurs. En Île-de-France, 16 % des exploitations (14 % au niveau national)  pratiquent ces circuits courts. Si les pratiques traditionnelles (vente Ă  la ferme, marchĂ©s) sont encore largement majoritaires, de nouvelles formes se sont dĂ©veloppĂ©es ces vingt derniĂšres annĂ©es, en particulier les paniers. À titre d’exemple, la premiĂšre Amap francilienne voyait le jour en 2003 et l’on en compte aujourd’hui 400. De mĂȘme, aprĂšs neuf ans d’existence, on dĂ©nombre 165 points de distribution pour les paniers de La Ruche qui dit oui. La restauration, commerciale et collective (encouragĂ©e par les lĂ©gislations successives) et la grande distribution mettent aussi en avant le local et les circuits courts, permettant ainsi aux consommateurs d’accĂ©der Ă  des produits locaux et de saison. Enfin, parmi les diverses possibilitĂ©s de « manger local », il faut ajouter la diversitĂ© des  agricultures urbaines, comme le dĂ©veloppement des microfermes urbaines et des jardins collectifs, jardins familiaux ou partagĂ©s. En 2019, l’Île-de-France comptait 1 303 jardins collectifs sur 800 ha. Au-delĂ  du rĂŽle alimentaire, le lien social, le partage sont des valeurs fortes, portĂ©es par ces projets.
Dans le contexte du confinement, la recherche de produits frais, de saison et sains est plus que jamais d’actualitĂ© et profite aux circuits courts et de proximitĂ©. La fermeture des marchĂ©s a conduit Ă  renforcer ou imaginer d’autres formes de vente, en se pliant aux nouvelles rĂšgles sanitaires et aux contraintes logistiques.
Pour répondre à ces attentes, le numérique prend toute sa place en se combinant avec la recherche de produits locaux et de qualité. Paniers précommandés par internet et plateformes de mise en relation de producteurs et consommateurs ont ainsi vu leur nombre exploser.
Restaurants et commerces se sont aussi lancĂ©s dans la vente en ligne pour limiter la baisse de leur chiffre d’affaires. Le MIN de Rungis a Ă©galement lancĂ© un service en ligne de livraison « Rungis livrĂ© chez vous » auprĂšs des mĂ©nages franciliens.
Enfin, de nombreuses collectivitĂ©s ont dĂ©veloppĂ©, en toute hĂąte, des plateformes prĂ©sentant l’offre locale disponible Ă  l’instar de la rĂ©gion Nouvelle Aquitaine dont l’application a Ă©tĂ© active dĂšs le dĂ©but du confinement.
Entre autres initiatives, Ă  Paris, des cartes interactives ont ainsi Ă©tĂ© mises en place pour recenser les commerces prĂšs de chez soi proposant des services de livraison. Des rĂ©flexions sont Ă©galement en cours au niveau rĂ©gional pour rapprocher producteurs et consommateurs. Sur le terrain, les collectivitĂ©s ont ƓuvrĂ© pour les circuits courts avec la rĂ©ouverture des marchĂ©s, l’implantation de nouveaux points de distribution pour les paniers.

QuĂȘte de sens et solidaritĂ©

La quĂȘte de sens de nombreux consommateurs s’exprime par la recherche de nouvelles pratiques en accord avec leurs convictions : Ă©cologisation des pratiques, consommation de produits de saison, de produits bons pour la santĂ© et la planĂšte, soutien aux producteurs et Ă  l’économie locale, lutte contre le gaspillage alimentaire
 Elle s’observe aussi dans leurs relations aux autres. Depuis le dĂ©but de la crise, dans un temps oĂč les contacts et les libertĂ©s sont restreints, des chaĂźnes de solidaritĂ©5 se sont dĂ©veloppĂ©es sous diverses formes : solidaritĂ© pour la livraison de repas (envers le voisinage, la famille, le personnel soignant
), solidaritĂ© dans la distribution (dons des stocks des restaurants, paniers solidaires, plafonnement d’achats
), solidaritĂ© institutionnelle.
Au niveau national, on peut citer le lancement de l’opĂ©ration « Des bras pour ton assiette » destinĂ©e Ă  proposer de la main-d’Ɠuvre agricole, mĂȘme si cette question reste compliquĂ©e.
En Île-de-France, les collectivitĂ©s inventent et relaient des initiatives. L’aide alimentaire est une des actions prioritaires pour accompagner les plus dĂ©munis pour lesquels se conjuguent confinement difficile (ou impossibilitĂ© de se confiner) et insĂ©curitĂ© alimentaire. Paris propose notamment des maraudes, des paniers solidaires, une carte interactive des points de distribution alimentaire. La RĂ©gion Île-de-France lance un plan d’aide alimentaire avec distribution de colis alimentaires dans les quartiers populaires et achats de produits agricoles pour approvisionner les associations caritatives, en lien avec la chambre d’agriculture.
La crise a Ă©galement rappelĂ© qu’au-delĂ  de cet engouement pour un systĂšme plus respectueux de l’environnement, certains critĂšres restent dĂ©terminants : le prix et la praticitĂ©. La prioritĂ© reste finalement de « manger » tout court. Par nĂ©cessitĂ© pour les uns, par commoditĂ© pour d’autres, le recours Ă  la grande distribution reste le moyen privilĂ©giĂ©. Ainsi, certains consommateurs s’approvisionnant d’habitude en circuits courts, en magasins de produits bio et/ou locaux, se sont tournĂ©s vers les grandes enseignes pour ne pas multiplier les dĂ©placements, les coĂ»ts et les files d’attente.

Reste Ă  savoir quels seront les comportements qui perdureront aprĂšs cette crise. S’il est probable que les convaincus de la premiĂšre heure, qui ont dĂ» suspendre un temps leurs pratiques, les reprendront aprĂšs, qu’en sera-t-il pour les nouveaux consommateurs de produits bio, locaux, les nouveaux adhĂ©rents en Amap, en Ruches
 tous ceux qui ont dĂ©veloppĂ© des pratiques d’autoproduction, qui se sont mis Ă  cuisiner davantage (pain maison, produits frais
) ? De mĂȘme, la consommation accrue via les plateformes numĂ©riques s’ancrera-t-elle dans nos pratiques ? Cette crise sert de test Ă  l’expĂ©rimentation de nouveaux modĂšles.

Vers un systĂšme alimentaire plus rĂ©silient et durable : les leviers de l’Île-de-France

Aujourd’hui, la crise est sanitaire. Elle est un prĂ©ambule probable Ă  d’autres crises : Ă©conomiques, sociales, alimentaires, Ă©cologiques, climatiques
 Demain, les dĂ©fis seront encore plus grands. Face Ă  tant d’incertitude, il est difficile de prĂ©dire les tendances Ă  venir et d’apporter des solutions simples. Comme dans toutes les grandes rĂ©gions urbaines, les rĂ©ponses sont certainement multiples Ă  l’image de la diversitĂ© des consommateurs, des modes de distribution, des solutions logistiques, des agricultures en prĂ©sence. Cette diversitĂ© reflĂšte l’histoire et la richesse de notre rĂ©gion. En s’appuyant sur ces atouts et sur les dĂ©fis Ă  venir, sont proposĂ©es quelques pistes de rĂ©flexion pour contribuer Ă  repenser notre systĂšme alimentaire.

S’appuyer sur la richesse agronomique, la diversitĂ© et des savoir-faire historiques

Atout considĂ©rable, l’Île-de-France possĂšde encore Ă  ses portes un hinterland nourricier dont peu de mĂ©tropoles de rang mondial disposent. PrĂšs de la moitiĂ© de la superficie rĂ©gionale est encore agricole, avec des terres parmi les plus fertiles d’Europe, voire du monde. La rĂ©gion bĂ©nĂ©ficie d’un hĂ©ritage et d’un savoir-faire agricole et gastronomique exceptionnels. Traditionnel grenier Ă  blĂ© de la France, elle produit aujourd’hui deux millions de tonnes de blĂ© tendre par an. Forte d’un passĂ© lĂ©gumier prestigieux, elle est encore la premiĂšre rĂ©gion productrice de salades (hors laitues), la deuxiĂšme pour les oignons blancs, le persil et le cresson. Sans oublier l’élevage et ses productions renommĂ©es telles le Brie de Meaux, le Brie de Melun, le Brillat Savarin, la volaille de Houdan, et bien d’autres.
Cette diversitĂ©, cette qualitĂ© et ces savoir-faire pourraient inspirer le redĂ©veloppement de productions locales adaptĂ©es aux enjeux contemporains d’alimentation durable et d’exigences environnementales.
La marque collective rĂ©gionale « Produits en Île-de-France » lancĂ©e en 2019 regroupe d’ores et dĂ©jĂ  1 600 produits issus du monde agricole et des entreprises alimentaires franciliennes. Les dĂ©marches pour faire connaĂźtre et reconnaĂźtre les produits franciliens sont Ă  poursuivre.

PrĂ©server et valoriser l’agriculture : des terres, des mĂ©tiers, des hommes

En 40 ans, les deux tiers des exploitations franciliennes ont disparu. MĂȘme si le rythme de consommation fonciĂšre semble ralentir, nous consommons encore en moyenne 590 ha de terres par an. Ces sols sont irremplaçables : production alimentaire, rĂ©servoirs de biodiversitĂ©, sĂ©questration de carbone
 Le foncier est une ressource finie, il faut optimiser son utilisation et prĂ©server les espaces agricoles par la planification et les politiques territoriales. Au niveau rĂ©gional, l’objectif du « zĂ©ro artificialisation nette » veille Ă  limiter le grignotage des terres agricoles et Ă  maintenir la biodiversitĂ©.
Cette prĂ©servation doit s’accompagner d’une reconnaissance des mĂ©tiers et des hommes en particulier par la formation, le soutien Ă  l’installation, l’accompagnement des projets.

Renforcer les liens du champ à l’assiette

L’agriculture est le socle du systĂšme alimentaire, mais pour bien fonctionner, tous les rouages doivent s’articuler, du champ Ă  l’assiette. Ainsi, il faut en particulier veiller Ă  soutenir en premier lieu les acteurs de la premiĂšre transformation, en lien direct avec les producteurs. Il est Ă©galement essentiel d’assurer la diversitĂ© des commerces. MĂȘme si, comme partout en France, deux tiers des achats alimentaires se font auprĂšs de la grande distribution, l’Île-de-France a la chance d’avoir conservĂ© ses petits commerces et ses marchĂ©s. Enfin, la logistique est un acteur clĂ© indispensable pour les diffĂ©rents maillons de la chaĂźne. Elle doit ĂȘtre au cƓur des rĂ©flexions pour un systĂšme alimentaire rĂ©silient et durable.
Mettre du lien, c’est aussi structurer et accompagner les filiĂšres. La RĂ©gion a mis en avant sa filiĂšre phare « blĂ©-farine-pain » Ă  travers le lancement de La baguette des Franciliens en fĂ©vrier 2019. Elle valorise le blĂ© local grĂące aux cĂ©rĂ©aliers, aux meuniers et aux boulangers de la rĂ©gion.
Mettre du lien, c’est enfin favoriser toutes les dĂ©marches collectives et collaboratives, qu’elles soient initiĂ©es par les agriculteurs ou d’autres acteurs Ă©conomiques, par les citoyens, par les collectivitĂ©s.
Le tissage de ces liens passe par une nĂ©cessaire rĂ©flexion sur la formation des prix alimentaires. Du champ Ă  l’assiette, chacun doit ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ© pour le travail effectuĂ©, la qualitĂ© des produits, des pratiques, des savoir-faire, tout en permettant aux consommateurs d’accĂ©der Ă  ces produits.

L’environnement au cƓur des rĂ©flexions pour dĂ©velopper les bonnes pratiques

MĂȘme si en temps de crise la tentation semble grande pour certains de revenir en arriĂšre sur les avancĂ©es environnementales, la mise en Ɠuvre de pratiques plus respectueuses de l’environnement et de la planĂšte doit ĂȘtre affichĂ©e comme un incontournable des rĂ©flexions sur le systĂšme alimentaire.
CĂŽtĂ© production, cela peut se traduire par le soutien de tous les modes respectueux de l’environnement, en particulier par le dĂ©veloppement de l’agriculture biologique.
CÎté consommateurs, cela passe notamment par de la pédagogie et des changements de pratiques (produits de saison, locaux, bio, réduire sa consommation de viande, limiter le gaspillage
).
Dans les autres maillons (transformation, distribution, logistiques), les rĂ©flexions sont Ă©galement Ă  poursuivre pour amĂ©liorer les pratiques du champ Ă  l’assiette.
Enfin, pour penser le systĂšme alimentaire en entier, il est aussi indispensable d’intĂ©grer les rĂ©flexions de l’assiette au champ. Cela veut dire prendre en considĂ©ration les questions de flux de matiĂšres et le recyclage. Pour les flux d’azote par exemple, 1 % seulement de ce qui est prĂ©levĂ© est restituĂ© au sol sous forme de compostage. Des nouvelles pratiques commencent Ă  se mettre en place, comme le dĂ©veloppement du compostage, la collecte des urines Ă  la source, initiĂ©e dans certains Ă©coquartiers. L’Institut Paris Region publiera dans quelques semaines une Note rapide sur ce sujet. Il faut Ă©galement s’interroger sur le gaspillage alimentaire, estimĂ© en Île-de-France Ă  54 kilos par habitant et par an, chiffre Ă  rapprocher de la question de l’insĂ©curitĂ© alimentaire, Ă©voquĂ©e prĂ©cĂ©demment. Une augmentation conjoncturelle du gaspillage est d’ailleurs Ă  craindre avec la crise actuelle en raison du surplus de certaines denrĂ©es qui ne peuvent ĂȘtre Ă©coulĂ©es ou stockĂ©es. C’est notamment le cas pour les pommes de terre, aliment de base dans les cantines, les restaurants ou les fast-foods, ou la biĂšre qui ne se conserve pas.

Encourager l’autosuffisance alimentaire mais aussi la coopĂ©ration

La RĂ©gion n’est pas et ne sera pas autosuffisante alimentairement mais des voies de progrĂšs sont grandes, et l’enjeu est de taille. L’intĂ©rĂȘt de dĂ©velopper l’autonomie alimentaire a Ă©tĂ© rĂ©affirmĂ© avec force pendant cette crise. Tous les moyens sont Ă  encourager : circuits courts, agricultures urbaines, autoproduction

DĂ©velopper son autonomie ne doit pas ĂȘtre pensĂ© comme un repli sur soi mais, au contraire, comme un moyen de participer Ă  une action commune et nĂ©cessaire : dĂ©pendance Ă©conomique moindre, rĂ©silience au changement climatique, action en faveur de la biodiversitĂ©, valeurs sociales (lien social, pĂ©dagogie, partage
)
De l’échelle individuelle (autoproduction) Ă  l’échelle collective (circuits courts) et territoriale (PAT), les solutions existent et mĂ©ritent d’ĂȘtre encouragĂ©es et soutenues.

Encourager la prise de conscience au sein des territoires et le portage politique

De plus en plus de collectivitĂ©s locales prennent conscience de l’importance du sujet. Un vrai changement s’est opĂ©rĂ© dans la derniĂšre dĂ©cennie au cours de laquelle l’agriculture urbaine et l’alimentation durable se sont invitĂ©es dans les politiques publiques et dans les programmes d’actions des collectivitĂ©s.
DĂšs 2013, la RĂ©gion Île-de-France a Ă©noncĂ© un dĂ©fi alimentaire rĂ©gional dans son schĂ©ma directeur. Depuis, elle a lancĂ© un pacte agricole sur la pĂ©riode 2018-2030 et elle est en train de finaliser son plan rĂ©gional de l’alimentation.
La ville de Paris est dĂ©jĂ  bien engagĂ©e dans son plan alimentation durable (2015-2020) et souhaite atteindre 30 ha d’agriculture urbaine Ă  l’horizon 2030 grĂące Ă  ses appels Ă  projets Parisculteurs. Le Grand Paris a Ă©galement dĂ©fini une stratĂ©gie alimentaire mĂ©tropolitaine.
Des projets alimentaires territoriaux voient le jour partout en France, dont cinq en Île-de-France : plateau de Saclay (Versailles Grand Parc, Saint-Quentin-en-Yvelines et la communautĂ© Paris-Saclay), Grand Paris Sud Est Avenir, Parc naturel rĂ©gional de Chevreuse, Limours et Cergy-Parc naturel rĂ©gional du Vexin. D’autres initiatives ont fleuri en Île-de-France, notamment Ă  Arcueil avec son projet de ville comestible ou encore Ă  Stains avec son projet de boucle alimentaire. La dynamique est engagĂ©e, et cette crise l’a renforcĂ©e.

Cette crise a Ă©tĂ© un catalyseur de rĂ©flexions sur notre systĂšme alimentaire. Beaucoup de remontĂ©es de terrain, d’analyses, de recherches ont Ă©tĂ© lancĂ©es. La rĂ©flexion prĂ©sentĂ©e ici, centrĂ©e sur l’exemple francilien, propose d’alimenter les rĂ©flexions collectives, prĂ©cieuses pour poser les bases de l’aprĂšs-crise.
Une chose est certaine, les rĂ©ponses doivent ĂȘtre locales et globales et les politiques alimentaires ne peuvent pas ĂȘtre pensĂ©es indĂ©pendamment des politiques commerciales, migratoires, climatiques. La transversalitĂ© est de mise.
Les grandes lignes de ce qu’il faudrait faire semblent s’esquisser. Reste à savoir si, du champ à l’assiette, nous saurons individuellement et collectivement nous en saisir.

Laure de Biasi
IngĂ©nieure en agronomie Ă  L’Institut Paris Region

1. Global report on food crises. Global network Against Food Crises, Food Security Information Network. avril 2020
2. Autonomie alimentaire des villes. Etats des lieux et enjeux pour la filiÚre agro-alimentaire français. Utopies. Mai 2017.

Voir aussi

InsĂ©curitĂ© alimentaire et agriculture urbaine Ă  l’heure du Covid-1913 mai 2020


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Lors de toute crise, la solidaritĂ© et l’entraide rĂ©apparaissent comme facteurs premiers d’interdĂ©pendance sociale et de « rĂ©silience » humaine. C’est le cas aujourd’hui avec la pandĂ©mie du Covid-19.Les lieux et les territoires jouent un rĂŽle dĂ©terminant dans l’émergence d’élans de solidaritĂ© selon des potentiel diffĂ©renciĂ©s. Ils s’expriment en termes sociaux par une proximitĂ© bouleversĂ©e par le confinement, en termes Ă©conomiques par les Ă©changes Ă©galement modifiĂ©s, ou encore Ă©cologiques, par le bien-ĂȘtre clairement altĂ©rĂ© et la recherche d’autonomie……

Panser l’aprĂšs pour un monde habitable et dĂ©sirable

Alors que s’amorce, en France, la phase 2 du dĂ©confinement, et aprĂšs avoir pensĂ© l’aprĂšs, il nous faut panser le prĂ©sent : prendre soin du monde qui vient, pour qu’il ne redevienne pas le « monde d’avant ». En effet, la crise sanitaire due Ă  la pandĂ©mie de Covid-19 a agi comme un rĂ©vĂ©lateur : non seulement de la fragilitĂ© de la vie humaine, que l’idĂ©ologie transhumaniste prĂ©tendait immortelle, mais aussi de la nĂ©cessitĂ© des systĂšmes sociaux et de la recherche fondamentale, que le systĂšme nĂ©olibĂ©ral croyait superficielle, et enfin des menaces que fait peser sur l’espĂšce humaine tout entiĂšre un dĂ©veloppement techno-Ă©conomique qui touche dĂ©sormais ses limites Ă  l’échelle planĂ©taire.