Myriam Baibout Bahegne, Université de Bordeaux
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 2 au 12 octobre 2020 en métropole et du 6 au 16 novembre en Corse, en outre-mer et à l’international) dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Planète Nature ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Il n’est ni géant comme les baobabs africains, ni majestueux comme les flamboyants de Madagascar. Dépassant rarement les 5 mètres de haut, épineux, d’un tronc au diamètre modeste, il appartient à la famille des acacias. De prime abord, l’espèce ressemble même à s’y méprendre à n’importe quel autre arbre du même genre. Et pourtant, cet arbre préserve la vie dans les déserts. Son nom : le khejri.
Connu en latin sous le nom de Prosopis cineraria, cet épineux vit sur une aire de répartition naturelle qui s’étend des zones arides de l’Inde jusqu’au Yémen en passant par le Pakistan et l’Iran.
Bien que l’aridité y soit importante à extrême (on détermine le degré d’aridité en fonction de la pluviométrie), c’est une aire géographique qui n’héberge pas moins de 500 millions de personnes à ce jour en particulier au Pakistan et en Inde du Nord.
La végétation y est éparse et forme des assemblages boisés ouverts xériques (c’est-à-dire adaptés à la sècheresse permanente) qu’on qualifie de forêts sèches.
Les arbres indigènes adaptés au désert sont d’autant plus importants, car ils favorisent et soutiennent la diversité des espèces.
Un arbre totem
Dans l’état indien du Rajasthan, le « khejri » est l’arbre totem de la région. On le connait également sous le nom de « ghaf » dans les pays de la péninsule arabique.
Il est non seulement d’une robustesse incroyable face à des conditions arides extrêmes mais permet en plus, de par ses propriétés racinaires et foliaires, la création d’un îlot de ressources en nutriments du sol, formant des sortes de micro-oasis très précieuses à toute forme de vie dans le désert.
Les feuilles permettent de maintenir un taux d’humidité sous la canopée même en plein été ce qui permet d’abaisser localement sous l’arbre la température, rendant l’air « plus vivable » à certaines plantes qui tolèrent moins la sécheresse. Mais, surtout, la racine pivotante du khejri (c’est-à-dire une grosse racine principale relativement droite et fuselée formant un pôle à partir duquel d’autres racines poussent latéralement, à la manière d’une très longue carotte) peut aller puiser de l’eau souterraine jusqu’à pas moins de 35 m de profondeur !
Par un phénomène physique appelé « ascension hydraulique », elle peut remettre à disposition localement l’eau profonde pour d’autres plantes ayant de plus petites racines.
Par ailleurs, le khejri joue un rôle clef pour l’apport en nutriments.
En effet, les nutriments du sol disponibles naturellement proviennent en majeure partie de la litière végétale, de la microfaune et de la microflore des sols, or dans un contexte de terres arides, du fait de l’aridité (stress hydrique important), il y en a moins.
Appartenant à la famille des plantes légumineuses (Fabaceae) comme les haricots, les lentilles ou les fèves, le khejri peut fixer l’azote par une association symbiotique avec des bactéries fixatrices d’azote au niveau des racines.
L’azote, dont les propriétés connues sont utilisées dans les engrais, est nécessaire à la croissance des plantes.
C’est donc à la fois cet azote, en association avec l’apport en eau local et la diminution de la température au sol sous la canopée, mais aussi la litière de feuilles mortes tombées au sol qui est naturellement riche en nutriments, qui encouragent la croissance des plantes associées à l’arbre. D’où le terme de « micro-oasis » autour de ces arbres.
Les autochtones le qualifient d’arbre miracle, car sa présence contribue au bon fonctionnement de l’écosystème, et par extension, à la survie de l’espèce humaine et animale.
Un usage médicinal et agricole
Cet arbre est considéré comme sacré dans de nombreuses croyances locales.
On l’utilise en médecine ayurvédique (la médecine traditionnelle indienne à base de plantes) et en agroforesterie (pratique agricole associant sur des mêmes parcelles arbres et plantes cultivées pour optimiser de manière naturelle l’apport en nutriments du sol). Son fourrage riche en nutriments est également très apprécié des herbivores sauvages ou domestiques.
De nombreux documents ainsi que des rapports d’études ethnobotaniques témoignent d’une panoplie d’influences culturelles du khejri dans les systèmes arides de son aire d’origine, et ont mis en évidence diverses interactions avec l’Homme depuis des temps immémoriaux.
Une histoire culturelle ancienne
En Inde du Nord, il est possible de retracer en partie l’influence culturelle du khejri au cours de l’Histoire.
En effet, les anciens écrits religieux issus de l’hindouisme regorgent de références sur l’espèce faisant état de l’utilisation importante de son bois à l’époque védique (environ 1500 à 500 ans avant notre ère), pour allumer le feu sacré (arani) lors du Yajna (cérémonie d’offrandes aux dieux).
Pour ce faire, on frottait un bâton en bois de figuier (Ficus religiosa) dans un bol en bois de khejri.
L’arbre est même mentionné dans le Rig Veda, le plus ancien des quatre Vedas (textes sacrés de l’hindouisme).
Et dans le désert du Thar au Rajasthan, il est particulièrement important pour une communauté rurale vishnouïte.
Les Bishnoïs
Fondée par le guru Jambheshwar (1451-1485 apr. J.-C.), on appelle cette communauté Bishnoï (du rajasthani bish –, « vingt » et – noï, « neuf », en référence aux 29 principes édictés par leur guru).
Les Bishnoïs confèrent aux animaux et aux arbres un caractère sacré. Compte tenu de l’importance primordiale du khejri dans l’écosystème semi-aride local, les Bishnoïs ont toujours vénéré cet arbre. Plusieurs sanctuaires dédiés aux divinités locales se retrouvent également sous la canopée du khejri.
De même, de nombreux autochtones du désert viennent prier sous ces arbres pour s’attirer leurs bons augures et attendent leur bénédiction avant de participer à d’importants événements sociaux et culturels.
Aux racines d’un mouvement écologiste
En 1730, un fait tout autant marquant que tragique a fait du khejri l’objet de l’un des premiers mouvements environnementalistes du monde dans le village Bishnoï de Khejarli près de Jodhpur. C’est un évènement triste de l’histoire du Rajasthan où 363 innocents ont perdu la vie.
Mais qu’a-t-il donc bien pu se passer à Khejarli, le village qui a gardé le nom du Khejri ?
À l’origine, Amrita Devi Bishnoï, sage figure d’un village Bishnoï près de la ville de Jodhpur, s’est héroïquement opposée à l’armée du Maharaja régnant Abhay Singh qui avait reçu de ce dernier l’ordre d’abattre des arbres sur les terres du souverain afin de faire agrandir les écuries royales. Chez les Bishnoïs, toute vie doit être respectée au même titre et la coupe du khejri, arbre sacré, relève du sacrilège.
Enlaçant le tronc d’un khejri de son village, Amrita Devi offrit alors sa vie en l’échange de celle de l’arbre. L’officier en charge n’étant pas de nature à s’émouvoir, il la prit au mot et lui trancha la tête d’un coup de hache.
Cet acte barbare provoqua l’indignation de tous les villageois, Bishnoïs et non-Bishnoïs qui à leur tour offrirent leurs têtes pour sauver les arbres. 363 personnes (y compris Amrita Devi et ses 3 jeunes filles) périrent ainsi tragiquement. Honorant les sacrifices et le courage de la communauté Bishnoi, le souverain en charge Abhay Singh, s’excusa pour l’erreur irréparable commise par ses officiers et fit graver sur plaque de cuivre un décret royal stipulant strictement l’interdiction d’abattre des arbres verts et de chasser les animaux dans les limites des terres Bishnoï.
Suite à cet épisode, les dévots érigèrent un cénotaphe aux martyrs de Khejarli, morts pour protéger les arbres. Afin de saluer l’importance du khejri, la presse de sécurité du gouvernement indien publia 1500000 timbres le 5 juin 1988, journée mondiale de l’environnement, avec une image d’un arbre khejri imprimé dessus.
Cet évènement fut plus tard une source d’inspiration pour le mouvement Chipko débuté dans les années 1970 dans une autre région de l’Inde, l’Uttarakhand. Ce mouvement a été globalement reconnu comme un symbole de la non-violence et de la lutte contre la déforestation, dont la particularité fut qu’il a été mené par des femmes. https://www.youtube.com/embed/qAvep2UTD6E?wmode=transparent&start=0 Retour sur le mouvement Chipko, des années 70 à aujourd’hui.
Un symbole pour la protection de l’environnement
Le khejri n’est décidément pas n’importe quel arbre, il est un véritable symbole de la vie dans le désert et de la lutte pour la protection de l’environnement.
Au Royaume de Bahreïn, un spécimen âgé de plus de 400 ans est connu sous le nom de « Shajarat-al-Hayat » (« Arbre de vie ») car il est le seul arbre poussant en plein désert à des kilomètres à la ronde. https://www.youtube.com/embed/jvDBmBwXp0U?wmode=transparent&start=0 Bahrein, l’arbre de vie.
Ce seul arbre est devenu une importante attraction touristique dans la région depuis qu’il a été mentionné dans le film américain écrit par Steve Martin « LA Story », sorti en 1991.
Dans le désert du Thar à cheval entre l’Inde et le Pakistan, le khejri est étroitement associé aux « khadins », paysages culturels certifiés par l’Unesco. Les systèmes de culture en khadin sont un type d’agriculture par ruissellement perpétuée depuis le XVe siècle.
Un arbre en danger
Aujourd’hui, le khejri est en danger. L’espèce est déjà en déclin dans certaines zones comme la région Shekhawati au Rajasthan, notamment à cause du changement des pratiques agricoles et de la surexploitation des sols par l’agriculture moderne.
Aux Émirats arabes unis, des programmes éducatifs ont récemment commencé à sensibiliser le public au rôle fonctionnel du khejri dans l’écosystème aride.
Néanmoins à ce jour, les politiques de préservation sont toujours très insuffisantes. Pour protéger l’équilibre des écosystèmes arides locaux et pour honorer la mémoire de cette incroyable espèce, il devient primordial d’implémenter des politiques de protection locales et à l’échelle de l’aire entière de répartition du khejri. Il serait alors également possible d’utiliser ces arbres pour aménager les paysages urbains au cours des prochaines décennies à la fois comme espèces ornementales, mais aussi dans le cadre de programmes de reboisement pour reverdir le désert avec des espèces forestières indigènes.
Myriam Baibout Bahegne, doctorante en écologie (spécialité écologie végétale des zones arides, et génétique des populations), Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.